Résumé
Il est question ici de l’inégalité parmi les hommes. À travers la conception rousseauiste de cette problématique, nous réfléchissons sur les conditions de possibilités de l’inégalité parmi les hommes. Nous analysons les facteurs qui entretiennent sa prolifération dans nos sociétés. Et nous proposons des solutions pour l’avènement des sociétés fondées sur une plus grande égalité.
Mots-clés : inégalité, conversion, société.
Abstract:
This article deals with the inequality among men. Using Rousseau's conception of this problem, we reflect on the conditions of possibility of inequality among men. We analyze the factors that sustain its proliferation in our societies. And we propose solutions for the advent of societies based on greater equality.
Key words: inequality, conversion, society.
Introduction
Jean-Jacques Rousseau est un écrivain, philosophe, politologue et musicien genevois qui a marqué l’univers philosophique par la pertinence de ses réflexions et la qualité de sa plume. Le succès de ses livres, à partir de 1749, lui valut des conflits avec l'Église catholique et la République de Genève qui l'obligèrent à changer souvent de résidence et alimentèrent son sentiment de persécution. Très jeune orphelin de mère, sa vie est marquée par l'errance. Il est né le 28 juin 1712 à Genève et mort le 2 juillet 1778 à Ermenonville, onze ans avant la Révolution française. Il s’est consacré, à travers plusieurs livres, à démontrer la bonté naturelle de l’homme. Il soutient la thèse selon laquelle l’homme nait bon, c’est la société qui le corrompt. À travers ses écrits, il exige une reconstruction radicale de l'ordre social et politique. En cela, il est considéré comme un des inspirateurs de la Révolution française qui a changé le cours de l’histoire de l’Occident.
Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau aborde la difficile problématique de l'inégalité parmi les hommes, qui était un sujet controversé de son temps. Il soutient que l'inégalité naturelle entre les hommes est augmentée par l'inégalité d'institution dans la société, ce qui signifie que l'on ne peut en aucun cas légitimer ou justifier l'inégalité sociale par l'inégalité naturelle. Pour Rousseau, l'inégalité est acquise plutôt qu'innée.
Dans la même dynamique de l’inégalité innée ou acquise, l’anthropologue et ethnologue, Gilles Martin soutient, à juste titre, dans la préface de la revue Idées économiques et sociales que « la supériorité des hommes par rapport aux femmes n’a rien d’inné »[1]. Pour lui, « elle relève plutôt d’un construit historique et social »[2], étant donné que la société a créé des normes et des stéréotypes qui ont conduit à la discrimination et à l’inégalité entre les sexes, entre les personnes et entre les classes sociales. C’est dans cette suite d’idées d’explication de l’inégalité acquise que s’inscrit notre travail. Mais alors, quels fondements peut-on attribuer à l’inégalité parmi les hommes ? Quelles peuvent être les conséquences de cette inégalité parmi les hommes ? Et doit-on lutter contre l’inégalité parmi les hommes ? Concrètement, notre gymnastique va consister à déterminer les sources, les fondements et les conséquences de l’inégalité parmi les hommes sous le prisme de Jean-Jacques Rousseau. Dans le premier chapitre, nous présentons quelques faits qui, selon Rousseau, sont les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Ensuite, dans le deuxième chapitre, nous abordons la question de la convention qui est le ‘’lieu’’ d’épanouissement de l’inégalité. Enfin, dans le troisième chapitre, nous présentons les conséquences de l’inégalité sur la société du XXIe siècle.
Chapitre I- Les fondements de l’inégalité parmi les hommes
Rousseau distingue deux types de fondements de l'inégalité : « l'inégalité naturelle et l'inégalité morale ou politique » [3]. Les facteurs naturels sont liés à la nature humaine, tels que la différence d'âge, de force, de santé, et ne sont pas négatifs en soi. Les facteurs moraux ou politiques de l'inégalité sont liés à la société et relèvent des institutions sociales telles que la propriété privée, le pouvoir public ou les normes culturelles. Ces institutions créent des inégalités en favorisant certains groupes de personnes au détriment d'autres. Rousseau considère que la perfectibilité de l'homme est à l'origine de la création de ces institutions. Dans ce chapitre, nous expliquons, primo la notion de perfectibilité comme cause de l’institutionnalisation de l’état de nature. Secundo, nous présentons, à partir de l’historicisme de Rousseau, la propriété privée comme le point de départ de l’inégalité.
1- La perfectibilité comme cause du passage de l’état de nature à la société
Pour Rousseau, la seule chose qui détermine l’humanité de l’homme par rapport aux animaux est sa perfectibilité. Il défend l’argument selon lequel « il y a une autre qualité très spécifique qui les [les hommes] distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner »[4], c’est-à-dire, la capacité de l’homme de s’améliorer.
Pour André Comte-Sponville, « la perfectibilité n’est pas le pouvoir de devenir parfait, mais celui de se perfectionner. Car seul l’imparfait est perfectible, mais il ne l’est qu’à la condition de pouvoir changer, et s’améliorer »[5]. Voilà pourquoi Rousseau soutenait que seul l’homme est capable de se perfectionner. Il utilise une image pour expliquer ce caractère spécifique de l’homme : « C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits ou de grain, quoique l’un et l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était avisé d’en essayer »[6]. Il souligne, en fait, que les animaux sont esclaves d’un déterminisme ou d’une programmation génétique auquel ils ne peuvent pas échapper. Ils sont donc incapables de changer, de se perfectionner. Cependant, l’homme, quant à lui, est peu soumis à cette programmation de la nature. C’est-à-dire, l’homme n’est pas prisonnier de la nature. Il est capable d’agir contre la nature, « c’est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort ; parce que l’esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait »[7].
La perfectibilité est une faculté ambivalente. Elle peut être source de progrès de l’homme, comme nous venons de le voir, mais aussi de corruption. En effet, Rousseau estime que cette faculté de se perfectionner peut être à l’origine de la plupart des malheurs de l’homme. L’homme étant perpétuellement imparfait, il a voulu se façonner un monde qui répond à ses désirs et à son orgueil. La perfectibilité a conduit l’homme à la corruption morale (c’est-à-dire, la création des règles de conduite), à l’accumulation, à l’injustice, à l’inégalité et à la tyrannie. Elle est la base du développement de « l’amour-propre »[8] qui, comme l’orgueil, est selon Rousseau, la source de tous les vices. Il pense que « L’amour propre n’est qu’un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement, et qui est la véritable source de l’honneur »[9]. Cet amour a conduit l’homme à l’état de nature à perdre sa bonté, sa béatitude et sa liberté originelle.
En résumé, l’homme a utilisé sa capacité de se perfectionner pour créer son propre enfer : « la société ». Cette société est caractérisée par une disparité des richesses, des forces, des savoirs, etc. parce qu’elle est fondée sur une machination de propriété privée.
La propriété privée est le droit exclusif d'une personne ou d'une organisation sur un bien ou une ressource. Elle permet à la personne ou à l'organisation qui détient la propriété de disposer du bien ou de la ressource à sa guise. Pour Rousseau, cette propriété privée est la source de l’égalité parmi les hommes. Il soutient que « dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes »[10]. L’homme qui, au départ vivait libre et heureux s’est lancé à la quête des richesses pour satisfaire son ego et dominer le plus grand nombre possible de ses semblables.
En effet, dans l’imaginaire de Rousseau, la conservation de la propriété privée a permis aux hommes de réfléchir à l’établissement d’une nouvelle disposition légale leur permettant de garantir leur bien. Dès lors, l’inégalité s’est proliférée dans le vécu des hommes qui vivaient dans la nature sans inégalité, sans loi sinon les seules lois de la nature fondées sur la liberté, selon lui. C’est pourquoi, il soutient que « l’inégalité, étant presque nulle dans l’état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l’esprit humain et devient enfin stable et légitime par l’établissement de la propriété et des lois »[11].
A ce niveau de compréhension, il est important de souligner que l’« état de nature » de Rousseau n’était qu’une vue de l’esprit dont l’intention n’était pas de rendre compte de l’histoire de l’humanité. Mais c’était qu’une abstraction ayant pour but de souligner qu’en l’absence de structures sociales – dans une hypothétique forêt de chasseurs-cueilleurs – les différences entre les êtres humains se limitaient aux caractéristiques physiques et ‘’intellectuelles’’ de chacun. De ce point de vue, tout effort pour asservir ou subordonner une personne à une autre était voué à l’échec puisque la personne subordonnée pouvait toujours se lever et s’en aller sans contrainte et sans craindre d’avoir ou non à manger demain.
Plus précisément, dans nos sociétés, les personnes qui possèdent des biens ou des ressources ont un accès accru aux ressources et aux opportunités. Elles peuvent se permettre une meilleure éducation, une meilleure santé et un meilleur logement. Elles ont également plus de chances de réussir dans la vie professionnelle. Les personnes riches ont la capacité d’envoyer leurs enfants étudier dans de grandes universités avec une condition d’étude favorable, offrant l’opportunité à ces enfants de devenir futur dominateur des autres enfants dont les parents n’ont pas les moyens de les envoyer dans des universités prestigieuses. Les personnes qui n'ont pas de biens ou des ressources, en revanche, ont un accès plus limité aux possibilités de réussite et aux opportunités. Elles ont moins de chances de réussir dans la vie professionnelle et de vivre une vie confortable.
Au XXIe siècle, la robotisation accentue l'inégalité entre les hommes dans la mesure où les robots remplacent les humains dans les tâches précédemment réservées à ces derniers et cela accentue les conséquences de la propriété privée. Les propriétaires des entreprises peuvent réaliser des bénéfices plus importants sans engager autant de travailleurs qu'auparavant[12]. Cette situation crée une augmentation du taux de chômage et du taux de pauvreté et les travailleurs doivent se réinventer pour acquérir des compétences en programmation, en analyse de données et en résolution de problèmes. De plus, les robots manquent d'intelligence émotionnelle pour créer des relations sociales et cela provoque des questions éthiques.
En somme, plusieurs facteurs peuvent constituer les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Au-delà des facteurs susmentionnés, l’inégalité naturelle qu’a absout Rousseau peut aussi constituer un facteur de l’inégalité parmi les hommes. Par exemple, les personnes plus fortes ou plus intelligentes peuvent avoir un avantage dans certains domaines de la vie sociale, tels que le monde professionnel ou le leadership. Le pouvoir politique est un autre facteur important de l'inégalité. Les normes culturelles peuvent également conduire à l'inégalité. Par exemple, celles qui favorisent la masculinité peuvent créer des inégalités entre les hommes et les femmes comme en Arabie-Saoudite où les femmes sont moins considérées dans la société.
Chapitre II- La convention, topique de l’inégalité parmi les hommes
Le terme « convention » peut avoir plusieurs sens, en fonction du contexte dans lequel il est utilisé. En général, une convention est un accord ou un arrangement entre deux ou plusieurs parties[13]. Il peut être juridiquement contraignant, comme un traité international, ou non-contraignant, comme une norme sociale. Une convention dans le domaine du droit international est un traité entre États qui crée des obligations juridiques pour les parties qui l'ont ratifié, utilisé pour réglementer des domaines tels que le droit humanitaire et les droits de l'homme. Le terme « convention » peut également désigner une norme sociale ou un comportement généralement accepté ou attendu, comme le respect des aînés. (en Afrique). C’est dans cette acceptation et cette attente que Rousseau situe l’origine des lois et des règles de la société qui, selon lui, oppriment les individus. Dans ce chapitre, nous expliquons d’abord comment l’éducation a permis à l’homme de passer de l’état de nature à la société ; et ensuite, comment les lois inventées par les riches contribuent à « l’annihilation » et à la « paupérisation »[14] des faibles.
La problématique de l’éducation a été l’une des préoccupations de la réflexion de Jean-Jacques Rousseau. Il aborde, plus explicitement, cette question dans son livre Émile ou de l’éducation paru en 1762, et dans Projet pour l’éducation de M. de Sainte-Marie écrit en 1740. Dans ces ouvrages, Rousseau soutient la thèse de l’« éducation naturelle »[15]. Cette forme d’éducation consiste à laisser l’enfant se développer librement sans l’influence de la société. Elle consiste « non à guérir les vices du cœur humain, puisqu’il n’y en a point naturellement, mais à les empêcher de naître, et à tenir exactement fermées les portes par lesquelles ils s’introduisent »[16]. En fait, Rousseau est contre l’action de la société sur l’individu. Pour lui, l’éducation naturelle développe l’indépendance et la liberté de penser de l’enfant.
Dans son discours de 1955, Rousseau désigne l’éducation sociale comme cause de l’inégalité parmi les hommes. À travers elle, les hommes riches et puissants inculquent à leur descendance l’esprit de domination des plus faibles et des plus pauvres de la société. Pour Rousseau, l’inégalité des moyens et des conditions d’éducation renforce la différence entre riche et pauvre. Ainsi, ne devons-nous pas convenir avec lui que l’inégalité d’institution crée et augmente la différence et donc l’inégalité parmi les hommes ?
Il en est de même des forces de l'esprit, et non seulement l'éducation met de la différence entre les esprits cultivés et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture ; car qu'un géant et un nain marchent sur la même route, chaque pas qu'ils feront l'un et l'autre donnera un nouvel avantage au géant. Or, si l'on compare la diversité prodigieuse d'éducations et de genres de vie qui règnent dans les différents ordres de l'état civil avec la simplicité et l'uniformité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière et font exactement les mêmes choses, on comprendra combien la différence d'homme à homme doit être moindre dans l'état de nature que dans celui de société, et combien l'inégalité naturelle doit augmenter dans l'espèce humaine par l'inégalité d'institution[17].
Il appert de cette affirmation de Rousseau que l’inégalité parmi les hommes est loin de disparaître dans la société ; à cause, justement, de l’inégalité d’institutions que nous venons de mentionner et des lois qui offrent aux enfants des nobles le privilège d’une meilleure éducation dans des institutions prestigieuses. C’est pour freiner ce processus de perpétuation des inégalités que, sept ans après la publication de son discours, Rousseau va faire de la question de l’éducation « un cheval de Troie »[18] et va proposer dans son livre Émile ou de l’éducation un nouveau principe de l’éducation des enfants. Dans cet ouvrage reparti en cinq tomes, Rousseau s’oppose à l’éducation traditionnelle qui consiste à apprendre des livres, à suivre les règlements préétablis et à configurer l’enfant selon le désir et l’égoïsme de la société. Il estime que l’éducation doit être adaptée à l’individu et qu’elle doit permettre à l’enfant de développer sa propre personnalité.
En définitive, il ressort de cette brève présentation que, pour Rousseau, ‘’l’éducation traditionnelle’’ crée de la différence entre les individus, et que « l’éducation naturelle » est le seul plan d’éducation capable de permettre à l’individu de trouver sa liberté et son bonheur de l’état de nature. En tant que convention, l’éducation doit permettre aux hommes d’extirper de leur vécu les lois injustes qui gangrènent nos sociétés. Comment cerner l’injustice des lois ?
2- Les lois : moteur de la relation riche-pauvre, puissant-faible et maitre-esclave.
Il faut remarquer que la conception rousseauiste de la loi a connu une évolution considérable depuis son discours de 1755 jusqu’à la publication de son Contrat social en 1762. Dans son discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau présente la loi comme fruit de la réflexion et de l’égoïsme des riches pour assurer leur propre sécurité et garantir leur domination sur les pauvres et les faibles. Leur projet ne vise qu’une finalité, celle de la domination perpétuelle des plus pauvres qui sont contraints à vivre une « pauvreté anthropologique »[19].
Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l’oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fasse acception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels[20].
Dès que les hommes se mirent d’accord sur une telle convention, ils créèrent, par la même occasion, leur propre prison, s’y enfermèrent et jetèrent les clés sans jamais la retrouver. Dès lors, l’homme fut coincé dans la société avec les chaines qu’il a lui-même fabriquées. C’est donc à ce lieu précis que Rousseau place l’origine de la loi, dans son historicisme, en soutenant que « telle fut, ou dut être, l’origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche »[21]. C’est pour soigner le mal de l’intérieur qu’il va reparamétrer sa conception de la loi, de la société et des conventions dans son Contrat social. Il propose un nouveau paradigme de ‘’loi’’ et de ‘‘convention’’ pour une plus grande égalité parmi les hommes.
Dans le Contrat social, Rousseau définit la loi comme « l’expression de la volonté générale »[22] parce qu’elle est l’émanation du consentement de tous les citoyens. Elle est, dans ce cas, le fondement du contrat social dont les clauses forment un « pacte social »[23]. Dans ce pacte social, « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout »[24]. En fait, c’est seulement dans le respect de ce pacte social que le contractant peut retrouver sa liberté et son bonheur de l’état de nature. Autrement dit, c’est par le respect des clauses de ce contrat que les parties peuvent retrouver l’égalité. Cela signifie que chacun devra renoncer à son droit naturel de tuer son voisin, par exemple, et gagner en échange l’assurance que le voisin non plus ne tente de le tuer. Le contrat social est en réalité un double contrat : d’une part, les individus s’engagent à respecter les lois de l’État, d’autre part, l’État s’engage à respecter les droits des individus et à garantir leur sécurité. Le respect des lois devient, dans cette logique rousseauiste, la voie par laquelle l’homme peut sortir de la topique de l’inégalité.
Toutefois, si la volonté générale n’est pas respectée par l’une des parties dudit contrat, la société devient le lieu d’une opposition des contraires où les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent indéfiniment. En plus, cette convention non respectée devient la topique de l’inégalité parmi les hommes pour reprendre le titre de ce chapitre.
En somme, toute cette parade intellectuelle de Rousseau que nous avons essayé d’expliquer dans cette partie, peut se résumer à sa volonté de rechercher la liberté, le bonheur et la bonté de l’homme naturel. Car, soutient-il, l’homme naît naturellement bon et fragile mais, c’est la société qui le transforme[25]. En cela, le philosophe des Lumières s’oppose aux autres philosophes contractualistes comme l'Anglais Hobbes qui voit dans l'état de nature une guerre perpétuelle entre les hommes incapables de se maîtriser sans lois car pour lui « à l’état de nature, l’homme est un loup pour l’homme »[26], ou comme Voltaire qui n'a de cesse, dans son œuvre Micromégas, arrêté de louer le progrès, le travail et la propriété (donc la société). Cette vision pessimiste du progrès et de la société de Rousseau nous permet de nous étendre sur la conséquence de l’inégalité au XXIe siècle.
Chapitre III- Conséquences de l’inégalité sur les sociétés du XXIe siècle.
Après avoir cerné l’origine de l’inégalité et son mode d’expansion parmi les hommes, considérons maintenant, au prisme de Rousseau, l'inégalité parmi les hommes comme cause des tensions sociales, des conflits et des injustices. En effet, l'avènement de la propriété privée et des inégalités économiques conduit à la corruption morale, à la disharmonie sociale et aux guerres régionales et nationales. Au XXIe siècle encore, les conséquences de l'inégalité économique peuvent inclure une polarisation accrue entre les classes sociales, un accès inéquitable aux opportunités économiques et éducatives, ainsi que des tensions sociales. Des études suggèrent que des inégalités économiques excessives peuvent freiner la croissance économique à long terme et créer des déséquilibres qui nuisent à la stabilité sociale. L'écart entre les riches et les pauvres peut également avoir des répercussions sur la cohésion sociale. Dans ce chapitre, nous présentons, dans un premier temps, comment le partage inégalé des richesses peut engendrer des guerres entre des groupes d’individus et dans un second temps, nous cherchons à savoir comment établir un nouvel état de nature qui s’accommode aux réalités de notre siècle.
1- La répartition inégale des richesses mondiales et les guerres nationales
La répartition inégale des richesses mondiales.
L’inégalité dans la répartition des richesses du monde est un phénomène majeur caractérisé par des disparités économiques substantielles entre les pays et au sein même des pays. Elle est un indice qui nous permet de comprendre que notre monde est un foyer de l’inégalité. En outre, comment ne pas être surpris d’apprendre qu’il y a moins de 10 ans, le capital net privé des 62 personnes les plus riches de la planète équivalait à celui des 3,5 milliards de personnes, soit environ la moitié de la population mondiale ?[27] Aujourd’hui encore, les richesses sont très inégalement réparties dans le monde : seulement un pourcent (1 %) de la population mondiale possède plus de 50 % des richesses de la planète. Par ailleurs, selon le rapport de la banque mondiale de 2020 sur la pauvreté, plus de 729 millions d’individus vivent avec moins de 1,9 dollars par jour. Et le taux d’extrême pauvreté se situe entre 9,1 et 9,4 % de la population mondiale[28]. Ce qui correspond à plus de 911 800 000 personnes qui vivent dans l’extrême pauvreté en Afrique majoritairement, en Asie et en Amérique latine.
En même temps, selon le rapport de l’ONG Oxfam[29] publié à la veille de l’ouverture du Forum économique mondial à Davos en 2020, les 22 hommes les plus riches de la planète ont davantage d’argent que toutes les femmes vivant en Afrique, soit environ 583,2 milliards de femmes[30]. Il est donc inutile d’affirmer, à la suite de la lecture de ces chiffres, d’une part que les femmes sont inégalement traitées dans le domaine du travail par rapport aux hommes et d’autre part qu’une poignée de personnes dirigent le monde par leur économie. Toutes ces inégalités engendrent des frustrations qui sont généralement les causes endogènes des guerres et des conflits dans le monde.
Les guerres nationales
Ces guerres ont souvent des conséquences désastreuses sur les populations civiles, avec des destructions massives de biens et d'infrastructures, des déplacements forcés de populations, des pertes humaines considérables et des traumatismes psychologiques durables. Elles peuvent également avoir des répercussions à l'échelle internationale en affectant la stabilité et la sécurité des pays voisins, en créant des tensions diplomatiques entre les nations impliquées, voire en provoquant des conflits plus larges impliquant plusieurs pays. Les conséquences suivantes sont notamment les plus sensibles :
- Les pertes humaines : Elles sont souvent extraordinairement élevées lors des guerres nationales ou régionales : en 1994, les Rwandais ont enregistré le plus grand génocide de leur histoire avec plus de 800 000 personnes tuées durant seulement 3 mois ; la deuxième guerre mondiale qui a duré près de 10 ans a fait entre 60 et 80 millions de pertes humaines ; l’Est de la RDC a du mal à dénombrer les victimes du conflit qui sévit dans la région depuis 1996. Dans ces conflits, ce sont généralement les personnes vulnérables à savoir les femmes, les enfants, les pauvres, etc., qui sont victimes.
- Destruction des infrastructures : dans les zones de guerre, les infrastructures telles que les hôpitaux, les écoles, les ponts et les routes sont souvent bombardées ou détruites.
- Déplacements forcés : les guerres nationales sont souvent accompagnées de mouvements massifs des populations civiles, obligées de fuir les combats, les persécutions ou les violences. D’après le rapport du HCR[31] du vendredi 18 juin 2021, 82,4 millions de personnes sont déplacées à l’intérieur ou à l’extérieur de leur pays à cause des guerres et des calamités naturelles[32].
- Instabilité politique et sociale : les guerres nationales peuvent entraîner l'effondrement des structures politiques et sociales, ce qui peut conduire à la radicalisation des groupes extrémistes, à l'instabilité politique et à la propagation de la violence.
2- L’avènement d’un nouvel état de nature.
Nous attendons par nouvel état de nature, un état dans lequel les individus ont le même traitement vis-à-vis de la loi et ont la même considération en termes de dignité. Le gain de cet état nécessite un combat. Pour Rousseau, la lutte contre l'inégalité parmi les hommes devrait impliquer la réorganisation de la société à travers un contrat social, comme nous l’avons vu au chapitre deuxième ; un contrat basé sur la volonté générale. Pour l’avènement d’un monde d’égalité, Rousseau suggère, à travers ses écrits, qu’il faut :
- Le renoncement à une partie de sa liberté individuelle pour la volonté générale ;
- L’égalité devant la loi ;
- La propriété commune qui s’oppose à la propriété privée ;
- La participation démocratique ; c’est-à-dire, faire participer les citoyens à la prise de décision politique en tant que contractant d’un même contrat.
Au XXIe siècle, la lutte contre l'inégalité implique des approches multidimensionnelles à l'échelle nationale et internationale. Elle nécessite la réforme fiscale, l’accès à l'éducation par tous et pour tous, la protection sociale, la promotion de l'égalité des chances, une réforme économique et commerciale, etc. Cette lutte contre l'inégalité au XXIe siècle nécessite une approche globale et coopérative, impliquant les membres des gouvernements des pays, les entreprises, les organisations internationales et les citoyens.
Au fond, l'inégalité a des conséquences importantes sur les sociétés modernes. Les gouvernements devraient travailler à réduire l'écart entre les riches et les pauvres, en promouvant une répartition plus équitable des richesses et en offrant à tous un accès égal aux soins de santé, à l'éducation et à la formation professionnelle.
Conclusion
Au demeurant, retenons à travers la pensée de Jean-Jacques Rousseau que l'inégalité parmi les hommes est acquise et non innée. Rousseau distingue deux sortes d'inégalités : les inégalités naturelles et les inégalités morales ou politiques qui sont l’émanation d’un construit social. Les inégalités naturelles n'ont pas d'incidence significative sur la vie sociale. Par contre, les inégalités morales ou politiques sont l’enfer de l’homme créé par l’homme lui-même. Elles sont fondées sur des conventions, telles que la propriété privée, les lois injustes, le pouvoir ou le prestige. Rousseau estime, par ailleurs, que ces inégalités sont la cause principale du malheur des hommes.
Dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau retrace l'histoire de l'inégalité dans un historicisme inventé. Il montre que les inégalités morales ou politiques ont commencé à apparaître avec l'émergence de la propriété privée, plus précisément, le jour où « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire »[33]. La propriété a conduit à l'accumulation des richesses, ce qui a créé des différences de pouvoir et de prestige. Et l’idée de protection des biens accumulés a donné naissance aux premières règles de la société qui avait pour objectif de garantir la possession des biens des riches. Rousseau estime que l'inégalité est un mal qui doit être combattu. Il propose un modèle de société idéale qui est la communauté primitive dans laquelle les hommes sont libres, heureux et égaux.
Moriba CAMARA
Etudiant en licence II
Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius/ULC
Titulaire d’une licence professionnelle en Communication à l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest (UCAO-UUCo)
Bibliographie
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ROUSSEAU Jean – Jacques, Du contrat social. Ou principes de droit politique, PhiloSophie, Paris, 1762.
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ROUSSEAU Jean-Jacques, Émile ou de l’éducation, 1e Tome, MDCCLXII, Paris, 1762.
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Webographie
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Cheval_de_Troie,
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https://www.banquemondiale.org/fr/research/brief/poverty-and-shared-prosperity-2020-reversals-of-fortune-frequently-asked-questions
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https://fr.euronews.com/2020/01/20/la-tres-inegale-repartition-des-richesses-a-travers-le-monde,
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https://news.un.org/fr/story/2021/06/1098432,
[1] Gilles MARTIN, « Inné ou acquis ? », in Idées économiques et sociales, 2018/1 (préface N° 191), p. 1. DOI : 10.3917/idee.191.0001. URL : https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2018-1-page-1.htm, consulté le 30/12/2023 à 5h 14.
[2] Idem
[3] Jean – Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Éditions Aubier-Montaigne, Paris, 1973., p. 61.
[4] Jean – Jacques ROUSSEAU, Op. Cit., p. 72.
[5] André COMTE-SPONVILLE, Dictionnaire philosophique. Paris, Puf, 2021, p. 688
[6] Jean – Jacques ROUSSEAU, Op. Cit., p. 71.
[7] Idem.
[8] Jean – Jacques ROUSSEAU, Op. Cit., p. 159.
[9] Idem.
[10] Jean – Jacques ROUSSEAU, Op. Cit., pp. 101 - 102.
[11] Jean – Jacques ROUSSEAU, Op. Cit., pp. 124.
[12] https://www.rtl.fr/actu/international/titanic-comment-fonctionne-le-robot-francais-victor-6000-depeche-pour-retrouver-le-titan-7900277092, consulté le 10 Janvier 2024 à 23h 15.
[13] Alain REY et all, LE ROBERT, DICTIONNAIRE D’AUJOURD’HUI, Hérissey, Paris, 1994, p. 216
[14] Engelbert MVENG, L’Afrique dans l’Église : Parole d’un croyant, l’Harmattan, Paris, 1985, p.204
[15] Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l’éducation, 1e Tome, MDCCLXII, Paris, 1762, p. 29.
[16] Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l’éducation 1762, réédition, Introduction, notes et bibliographie
Par André CHARRAK, Flammarion, Paris, 2009, p. 24.
[17] Jean – Jacques ROUSSEAU, Op. Cit., pp. 90 - 91.
[18] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cheval_de_Troie, consulté le 19 / 01 / 2024 à 4h 12.
[19] Engelbert MVENG, L’Afrique dans l’Église : Parole d’un croyant, l’Harmattan, Paris, 1985, p.205.
[20] Jean – Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine …, Op. Cit., pp. 107 - 108.
[21] Jean – Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine …, Op. Cit., p. 108.
[22] Jean – Jacques ROUSSEAU, Du contrat social. Ou principes de droit politique, PhiloSophie, Paris, 1762, p. 20.
[23] Ibid., p. 16.
[24] Jean – Jacques ROUSSEAU, Du contrat social., Op. Cit., p. 18.
[25] Nous avons paraphrasé cette citation de Rousseau qui se trouve dans son livre Émile ou De l’éducation, le livre II, plus précisément dans le chapitre intitulé “De l’éducation de l’homme”.
[26] Jean – Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine …, Op. Cit., p. 66.
[27] Rapport 2020 sur la pauvreté et la prospérité partagée : Questions fréquentes,
https://www.banquemondiale.org/fr/research/brief/poverty-and-shared-prosperity-2020-reversals-of-fortune-frequently-asked-questions, consulté le 18 / 01 / 2024 à 01h 35
[28] https://www.banquemondiale.org/fr/research/brief/poverty-and-shared-prosperity-2020-reversals-of-fortune-frequently-asked-questions, consulté le 18 / 01 / 2024 à 00h 35
[29] Oxfam est un mouvement mondial de personnes qui luttent ensemble contre les inégalités et l’injustice de la pauvreté.
[30] https://fr.euronews.com/2020/01/20/la-tres-inegale-repartition-des-richesses-a-travers-le-monde, consulté le 18 / 01 / 2024 à 23h 05
[31] Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR ou HCNUR, en anglais : United Nations High Commissioner for Refugees, UNHCR)
[32] https://news.un.org/fr/story/2021/06/1098432, consulté le 20 / 01 / 2024 à 23h 45.
[33] Jean – Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine …, Op. Cit., p. 94.
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